Environnement Lançonnais

Enquête auprès des salariés du nucléaire d’EDF

vendredi 25 mars 2011 par Alain KALT (retranscription)

EDF : « Que ferait-on à leur place ? »

Depuis vendredi, les salariés du nucléaire d’EDF vivent les yeux rivés sur la centrale de Fukushima Daiichi, regardant les images, quêtant partout la moindre information. Parce qu’ils en connaissent le fonctionnement, il y a des signes, non perçus pour les gens extérieurs, qui leur ont fait comprendre très vite la gravité de la situation.

« Quand j’ai vu qu’il n’y avait pas de fumée au-dessus des réacteurs, je me suis dit que les choses tournaient mal. Le panache au-dessus des centrales, c’est le signe que les circuits de refroidissement fonctionnent. S’ils n’étaient pas en marche, alors que les réacteurs avaient été arrêtés automatiquement, cela voulait dire qu’il y avait un grave problème », raconte Laurent Dubost, agent de conduite à la centrale de Belleville-sur-Loire (Cher) et responsable syndical Sud dans sa centrale.

« Après, poursuit-il, le scénario est bouclé. Si le refroidissement est interrompu, on a un réchauffement en chaîne. La dynamique peut être plus ou moins rapide mais elle est inexorable, catastrophique. Et là, ce n’est pas un réacteur qui est en cause, comme à Tchernobyl, mais six, sans parler des stocks de combustibles entreposés dans les piscines, qui doivent représenter l’équivalent de trois ou quatre réacteurs. A Tchernobyl, le réacteur fonctionnait, là tout est arrêté. Il ne devrait donc pas y avoir d’explosion. Mais la puissance des charges est énorme », redoute-t-il.

Pétrifiés, les uns et les autres ne peuvent s’empêcher de penser aux 50 salariés et techniciens restés sur place pour tenter de tout faire pour éviter la catastrophe. La solidarité des travailleurs du nucléaire, qui eux seuls peuvent comprendre ce qui se passe dans une centrale est totale.

Ils s’énervent des experts autoproclamés qui assurent doctement que les salariés japonais restés sur place peuvent supporter une exposition jusqu’à 100 voire 250 millisieverts, sans être en danger, quand la norme autorisée en France est de 20 millisieverts (mSv) par an pour les salariés. Eux savent ce que prendre des « doses », selon leur expression, veut dire. « Ils sont en train de se sacrifier. Ils sont condamnés », dit Sylvain au Bugey.

Cette catastrophe majeure les ramène à une réalité du risque qu’ils s’efforcent de tenir à l’écart au quotidien. Une obsession les taraude, que les salariés interrogés peinent souvent à exprimer mais qui est là en permanence : et s’ils avaient été à la place des salariés de Tepco ?

© EDFQu’auraient-ils fait ? Jusqu’où auraient-ils été prêts à aller ? « On se pose tous la question. Que ferait-on dans ce cas ? Qui reste ? Qui part ? On n’a jamais envisagé un tel scénario catastrophe », reconnaît Bruno Bernard, salarié à la centrale de Penly.

« Les salariés sont assez émus de constater les niveaux de dose en question dans la centrale japonaise, et de voir que leur contrat de travail peut un jour les conduire voire les contraindre à être exposés à des doses relativement importantes. Ils se rendent compte tout d’un coup qu’ils pourraient se retrouver dans une situation à laquelle ils n’avaient pas réfléchi concrètement, que cela pourrait être leur réalité », explique de son côté Dominique Huez, médecin du travail à la centrale de Chinon (Indre-et-Loire).

« Appel à des volontaires »

© EDFLes textes réglementaires prévoient un doublement possible de la dose, ou même une multiplication par dix (donc jusqu’à 200 mSv), qu’on appelle l’« exposition d’urgence », en cas de circonstances exceptionnelles : assurer la sûreté de l’installation, la protection de la population ou des autres salariés, voire sauver des vies.

Problème : difficile de savoir aujourd’hui quels salariés dans les centrales sont habilités à faire face à de telles expositions.

Selon la loi, les salariés habilités à intervenir dans des circonstances extrêmes doivent avoir reçu des explications de leur employeur, et avoir été informés des risques spécifiques par un médecin du travail. « A Chinon, 300 salariés environ sont habilités », dit Dominique Huez. Mais ailleurs tout cela est bien théorique. EDF n’a jamais écrit de scénario catastrophe.

Le président de l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN), André-Claude Lacoste, ne le cache pas : « En France, dans des cas extrêmes de ce genre, l’exploitant serait amené à faire appel à des volontaires », a-t-il souligné.

Le stress, l’angoisse, envahissent les salariés. De son côté, la direction d’EDF multiplie les réunions d’explication depuis le début de la semaine. Les directeurs de chaque centrale ont réuni les représentants syndicaux dès lundi pour leur fournir les informations à leur disposition. Des panneaux d’information ont été implantés sur chaque site nucléaire pour informer les salariés et les personnels extérieurs sur la catastrophe au Japon. De nouvelles réunions ont été organisées mercredi.

Personne ne cache l’ampleur de la catastrophe au Japon. « Ils nous donnent les informations identiques à celles que l’on peut entendre à la télévision, ou trouver sur les sites de l’autorité de sûreté nucléaire ou sur l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Ils n’ont pas l’air d’en savoir beaucoup plus », relève Sylvain, qui se félicite, malgré tout, de ces tentatives d’explication en temps réel.

En revanche, le message passe moins bien quand les responsables des différentes centrales essaient de se faire rassurants. L’argumentaire, repris en boucle par les directeurs de centrales, la direction d’EDF, le gouvernement sur l’impossibilité de connaître pareille catastrophe en France, sur l’infaillibilité du nucléaire français, les laisse un peu dubitatifs. Car ils vivent au jour le jour dans le système et ont le sentiment de plus en plus fréquemment de tangenter la ligne jaune.

A maintes reprises, les syndicats et les salariés ont essayé dans le passé d’attirer l’attention sur ce qui se passait dans les centrales. Ils ont tenté d’expliquer les conséquences de la libéralisation du marché de l’énergie, de la privatisation, de la casse du service public. Et ce que cela signifiait dans la gestion du nucléaire : la course à la productivité, le sous-investissement chronique, les manques d’équipement, la perte de compétences, les pressions croissantes, le recours accéléré aux sous-traitants, aux sous-traitants des sous-traitants, les conditions sans cesse dégradées des précaires du nucléaire (voir notre enquête, « Les salariés du nucléaire en fusion »).

Les rapports alarmistes rédigés par l’inspection générale pour la sûreté nucléaire et la radioprotection sur la dégradation de la sécurité et de la maintenance dans les centrales sont passés inaperçus. A chaque fois, ses questions et ses doutes ont été balayés d’un revers de la main par le gouvernement. Qu’avaient à dire ces nantis, qui bénéficient d’un travail garanti et en prime d’un tarif au rabais de l’électricité – que le gouvernement, dans sa dernière lubie, veut remettre en cause –, sans parler de l’éternelle évocation de comité d’entreprise d’EDF ?

Pas question d’escamoter le débat Alors, cette fois, pas question d’escamoter le débat, au moment où la question de l’énergie nucléaire revient avec acuité.

La CFDT se montre la plus prudente. Pour elle, la politique énergétique de la France doit sans doute être rééquilibrée mais il ne faut pas céder à l’émotion du moment. « Les salariés du nucléaire ont confiance dans leur outil de travail. Les mesures de sécurité et d’amélioration sont prises à chaque fois qu’il y a un événement important. Après le 11 Septembre, on s’est posé la question de savoir ce qui arriverait si un avion tombait sur une centrale et on a pris des mesures. Mais cela étant dit, le risque zéro n’existe pas », explique Marie-Hélène Gourdin, secrétaire fédérale des industries électriques et gazières. Philippe Pesteil, administrateur CFDT au conseil d’administration d’EDF, est encore plus réservé. Il juge prématuré d’ouvrir le dossier du nucléaire en France, avant de savoir ce qui s’est passé au Japon.

© edfLes autres syndicats et salariés interrogés réclament au contraire un vrai débat sur le nucléaire et ses conditions d’exploitation. Pour eux, ce doit être l’occasion de tout mettre sur la table : la sécurité, les conditions de travail, les objectifs d’EDF, la loi Nome.

« Le débat doit avoir lieu. Mais il faut un débat éclairé, transparent, rendant compte de tous les aspects. Il faut que l’opinion publique soit informée réellement, en toute transparence, en sachant où sont les risques, quels sont les avantages et les inconvénients, comment est gérée la sûreté. Les réponses techniciennes ne suffisent pas. Il faut prendre en compte les hommes. Le nucléaire est une question trop importante pour qu’elle soit tenue en dehors du débat démocratique », dit Laurent Dubost, responsable Sud de Belleville-sur-Loire (Cher).

« Un vrai débat transparent, démocratique est nécessaire », renchérit Marie-Claire Cailletaud, porte-parole de la puissante fédération CGT de l’énergie. « Il ne faut pas se contenter d’audits techniques sur les risques naturels. La sûreté nucléaire est un tout qui doit intégrer les solutions techniques mais aussi la dimension sociale et humaine. Les conditions de travail sont un facteur clé de cette sûreté », insiste-t-elle.

Cette question revient en permanence chez les salariés, tant ils ont perdu leurs repères en quelques années. « On est passé d’une culture du zéro risque à une culture du résultat. Et cela se ressent partout. On tolère des situations que l’on n’aurait jamais acceptées auparavant », explique Dominique, salarié à la centrale de Penly. « Tout le monde sait comment ça marche quand il y a du fric qui rentre dans la boîte », résume Antoine Robert, salarié et syndicaliste de Sud à la centrale de Cattenom (Moselle).

Les récits abondent sur ce changement de culture. Tous parlent des délais et des normes de sécurité sans cesse raccourcis, des temps de travail qui s’allongent bien au-delà des usages légaux, afin de pallier les manques. Les pannes à répétition liées au sous-investissement, le manque de pièces détachées, la disparition des fabricants fournisseurs, sont désormais une obsession dans les centrales. Le recours au système D pour tenter de réparer au plus vite est devenu une réalité mais choque la plupart tant il est à rebours de la culture de la sécurité dans laquelle ils ont appris à travailler.

Pas très fier de lui, un salarié raconte ainsi comment il a été obligé d’aller acheter en catastrophe une pompe chez Leroy Merlin parce qu’il n’avait pas d’autre solution. « C’était pour un équipement en dehors du réacteur, mais quand même ! » s’indigne-t-il. Selon les règles de l’industrie nucléaire, tout matériel qui entre dans une centrale même en dehors du réacteur lui-même doit être homologué aux normes nucléaires.

Plus inquiétant encore : des investissements de sécurité ont été reportés dans le temps par l’ancien président d’Edf, Pierre Gadonneix, car jugés pas très rentables. Des groupes électrogènes de secours – ceux qui sont en cause dans la centrale Fukushima – se sont retrouvés avec des problèmes de coussinets (équivalents d’un roulement à bille), faute d’avoir été changés à temps. Plusieurs alarmes ont été lancées pour signaler ces difficultés.

A son arrivée à la présidence d’EDF, Henri Proglio a décidé en urgence de rééquiper les groupes électrogènes défaillants. Une commande a été passée auprès du groupe finlandais Wartsila sans appel d’offres, au double du prix habituel, en contrepartie d’une livraison dans des délais records. Car la sécurité des centrales était en jeu. Alors, toujours exemplaire la gestion du nucléaire français ?

« Chacun passe son temps à ouvrir le parapluie » Une crainte monte, relève Dominique Huez : que la pression de l’opinion publique autour d’EDF aboutisse à renforcer « l’aspect sécuritaire », avec de nouvelles règles internes trop rigides qui réduisent les marges de manœuvre des salariés et, qui, loin de diminuer le risque, l’« aggravent, transformant les hommes en facteur de risque alors qu’ils sont les seuls à pouvoir intervenir quand ce n’est pas prévu strictement par l’organisation du travail ».

L’insistance avec laquelle les salariés, syndiqués ou non, reviennent sur le sujet montre la sensibilité de la question. Tous expriment la

© edfmême inquiétude sur le fait que les salariés ont perdu le contrôle du système : la coopération, le partage d’expérience, les compétences, l’esprit d’équipe, ont dû céder le pas aux procédures appliquées mécaniquement, où il est demandé de ne plus réfléchir mais seulement d’appliquer.

« La procédure, c’est le règne de l’irresponsabilité. Chacun passe son temps à ouvrir le parapluie et à repasser le bébé au suivant. Les problèmes ne sont pas traités mais qu’importe, on n’est pas fautif car on a appliqué à la lettre la procédure », explique Antoine, salarié à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher).

Les salariés sont intarissables sur ce point. Ils racontent la dépossession de leur travail, la perte d’autonomie et de responsabilité. Toutes les informations venant du terrain, les observations ou suggestions des salariés sont jugées nulles et non avenues. C’est la hiérarchie qui pense désormais, plus une équipe en charge de la sécurité collective. « Paris décide de tout », revient comme un refrain.

Même les directeurs de centrale semblent ne plus avoir d’autonomie de décision dans les choix opérationnels d’urgence. A Penly (Seine-Maritime), le directeur de la centrale a ainsi été blâmé pour avoir pris sur lui d’arrêter un réacteur pour réparer une fuite sur une valve au sein du circuit primaire. Il lui a été reproché d’avoir décidé tout seul, sans en référer aux instances supérieures, et d’avoir mis en danger la sécurité du réseau. La production, l’approvisionnement du marché, et ce que cela peut coûter ou rapporter à l’entreprise, sont devenus la référence absolue de la marche de l’entreprise.

La leçon de Penly a été retenue, d’une certaine façon en tout cas. Au printemps 2010, le directeur de la centrale de Dampierre (Loiret) appliqua à la lettre l’ordre de limiter l’arrêt des réacteurs. Car le temps, c’est de l’argent chez EDF coté en Bourse. Le record a été battu : 27 jours à peine d’arrêt quand, au début du nucléaire, ils s’étalaient sur près de trois mois.

Ce record pourtant a été obtenu au mépris des règles de sécurité : le réacteur fut redémarré alors même qu’une fuite avait de nouveau été repérée sur le circuit primaire du réacteur. Pour avoir tenu les délais, le directeur de la centrale fut félicité. « SUD énergie ne peut qu’être nostalgique de l’époque où la sûreté était une philosophie avant d’être l’indicateur servant la carrière de quelques-uns. Nous nous faisons ainsi l’écho de l’inquiétude grandissante des salariés du nucléaire », dénonça le syndicat dans un communiqué sanglant, rapportant tout l’épisode.

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