Environnement Lançonnais

Au-delà des risques qu’il implique pour l’environnement et la santé publique, le nucléaire pose le problème de sa viabilité économique.

dimanche 15 juillet 2012 par Alain KALT (retranscription)

Le rapport que Mediapart publie ici en exclusivité synthétise un grand nombre de données chiffrées qui permettent d’évaluer les véritables perspectives industrielles du nucléaire, en France et dans les autres pays, au-delà des discours partisans et des arrière-pensées politiques.

Après Fukushima, où en est l’industrie nucléaire dans le monde ? Quel est son rythme de progression ? Est-elle toujours concurrentielle face à l’essor des énergies renouvelables ? De nouveaux pays s’apprêtent-ils à construire des centrales ? Faudra-t-il prolonger la durée d’exploitation de celles qui sont en fonctionnement ? Comment la gestion des déchets radioactifs affecte-t-elle l’ensemble de la filière nucléaire ?

A toutes ces questions, le World Nuclear Industry Status Report 2012 apporte des réponses précises et documentées. Ce rapport, réactualisé chaque année depuis 2007 (deux éditions antérieures sont parues en 2004 et 1992), est l’œuvre de deux consultants indépendants dans le domaine de l’énergie : Mycle Schneider, qui étudie l’industrie nucléaire depuis trente ans, et que Mediapart a interviewé sur la situation au Japon et l’après-Fukushima (voir ici et là) ; et Antony Froggatt, chercheur et écrivain spécialisé dans les questions de politique nucléaire, installé à Londres.

Si la catastrophe de Fukushima a mis le risque nucléaire et l’exigence de sûreté au premier plan, le rapport de Schneider et Froggatt se concentre sur l’analyse des variables économiques qui affectent le développement de l’atome civil. Disons-le d’emblée, ce rapport brosse le portrait d’une industrie en déclin, luttant pour sa survie dans un environnement de plus en plus défavorable, tant du point de vue des coûts de fonctionnement que de celui de l’opinion publique.

L’analyse de Froggatt et Schneider est à contre-courant des discours le plus souvent entendus en France, influencés par les avocats de l’industrie nucléaire. Elle démontre que l’idée d’une « renaissance nucléaire », mise en avant par le lobby de l’atome, relève plus de l’autopersuasion, du wishful thinking, que de la réalité chiffrée.

Pour autant, on ne peut considérer que les auteurs soient de parti pris, même si à l’évidence ils ne sont pas des avocats du nucléaire. Mycle Schneider, lauréat du prix Nobel alternatif en 1997, a conseillé des organismes aussi divers que la Commission européenne, le CNRS, l’IRSN, l’Unesco, l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) ou le WWF (World wildlife fund). Antony Froggatt, après avoir travaillé pour Greenpeace International, a participé à des enquêtes parlementaires en Autriche et en Allemagne ainsi qu’à des travaux de la Commission et du Parlement européens.

Le panorama de l’industrie nucléaire mondiale que brosse, vingt ans après sa première édition, le World Nuclear Industry Status Report, est marqué par l’impact de la catastrophe de Fukushima. Celle-ci n’en finit pas de peser sur l’avenir de l’atome civil, en dépit des dénégations des dirigeants du nucléaire. Au Japon, une commission d’enquête parlementaire vient de publier un rapport qui met en pièces le discours dominant de l’industrie nucléaire, selon lequel l’accident japonais résulte uniquement de la fatalité d’un événement naturel, le tsunami.

Le rapport parlementaire japonais met en cause la collusion entre l’industrie et le gouvernement japonais ainsi que leur conformisme et leur absence d’initiative ; ce rapport n’hésite pas à parler de « désastre causé par l’homme » ; et il montre que, contrairement à l’affirmation martelée par les autorités nucléaires mondiales, le tremblement de terre du 3 mars 2011 a probablement causé d’importants dégâts à la centrale de Fukushima, avant même le passage du tsunami.

Hans Blix, ex-directeur de l’AIEA : « Fukushima est une bosse sur la route »

Au-delà du démenti infligé aux dirigeants du nucléaire, l’impact de la catastrophe japonaise est très sensible dans le panorama mondial de l’industrie atomique brossé par Mycle Schneider et Antony Froggatt, qui met en évidence plusieurs tendances lourdes :

• Une désaffection accentuée par l’effet de Fukushima

C’est la première des tendances observées par nos auteurs. Deux mois après le tsunami du 3 mars 2011, Hans Blix, ancien directeur général de l’AIEA, avait qualifié Fukushima de « bosse sur la route ». Ce n’était pas seulement une grossièreté à l’égard du Japon, c’était une lourde erreur d’appréciation. Preuve de l’onde de choc provoquée par Fukushima, la Chine, le pays au monde qui contribue le plus au développement du nucléaire, a gelé tous ses nouveaux projets. Quatre pays ont annoncé leur sortie du nucléaire à une date planifiée : l’Allemagne, la Belgique, la Suisse et Taiwan. Cinq autres nations – l’Egypte, l’Italie, la Jordanie, le Koweït et la Thaïlande –, qui avaient prévu de s’engager dans des programmes nucléaires ou de relancer leurs programmes existants, y ont renoncé.

En Bulgarie et au Japon, deux réacteurs en construction ont été abandonnés. Des projets de nouvelles constructions ont été abandonnés au Brésil, aux Etats-Unis et en Inde tandis qu’en France, François Hollande a repoussé sine die le projet d’EPR à Penly.

Au total, entre le 1er janvier 2011 et le 1er juillet 2012, 13 réacteurs nucléaires ont démarré tandis que 21 ont été arrêtés. Au Japon, où toutes les centrales se trouvaient à l’arrêt depuis mai 2012, un réacteur, sur les cinquante-quatre que compte le pays, est actuellement en fonction ; un deuxième devrait repartir en juillet. Mais de grandes incertitudes pèsent sur l’avenir du nucléaire nippon, qui apparaît de plus en plus comme une sorte de variable d’ajustement permettant d’assurer la transition vers d’autres énergies. Un seul nouveau pays s’est lancé dans le nucléaire : l’Iran, qui a enfin fait démarrer le réacteur de Bushehr, en construction depuis 1975.

• Un recul de la part du nucléaire dans la production d’énergie

Mi-2012, l’énergie nucléaire est exploitée par 31 nations, soit une de plus qu’en 2010, en l’occurrence l’Iran, seul nouveau membre du club depuis la Roumanie en 1996. Sur ces 31 pays, six produisent à eux seuls plus de 70 % de l’électricité nucléaire mondiale : l’Allemagne, la Corée du Sud, les États-Unis, la France, le Japon et la Russie. En 2011, les quelque 400 réacteurs nucléaires en service ont produit un total de 2518 térawatts-heure (TWh) d’électricité, soit une baisse de 5,3 % par rapport au record historique, qui s’était établi à 2660 TWh en 2006.

La part du nucléaire dans la production d’électricité mondiale est passée de 17 % en 1993 à 11 % en 2011, c’est-à-dire le niveau qu’elle avait dans les années 1980. En France, en Allemagne ou en Suède, on produit moins d’électricité nucléaire aujourd’hui qu’en 2005. En Belgique, au Canada, au Japon et au Royaume-Uni, le pic historique remonte aux années 1990, et en Italie il date des années 1980. Ces chiffres montrent clairement que le recul est largement antérieur à Fukushima et n’est pas un effet circonstanciel, mais une évolution sur le long terme.

• Un vieillissement inéluctable du parc nucléaire mondial

Dans les années 1970, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) prévoyait une puissance nucléaire installée globale de 3600 à 5000 gigawatts (GW) vers 2000, soit dix fois plus que la réalité actuelle. La capacité globale de production nucléaire a augmenté d’environ 30 GW électriques entre 1992 et 2002 pour atteindre 362 GWe ; elle a atteint un maximum de 375 Gwe en 2010 avant de redescendre au niveau de 2002. Cette stagnation résulte des nombreux abandons de projets de centrales et, pour les projets qui sont maintenus, de l’allongement considérable des délais de construction.

D’ici 2022, il faudrait 11 EPR pour remplacer les réacteurs français vieillissants

Selon une liste établie par l’AIEA, à la date du 1er mai 2012, un total de 59 réacteurs étaient en construction dans le monde, représentant une puissance globale de 56 GWe. Dans cette liste, 9 réacteurs sont « en construction » depuis plus de vingt ans ; 4 depuis dix ans ou plus ; et au moins 18 ont connu des retards de construction. De plus, pour 43 de ces chantiers, l’AIEA ne mentionne pas de date de démarrage prévu. Et près des trois quarts de ces réacteurs en construction sont localisés dans trois pays, la Chine, l’Inde et la Russie, dont aucun n’est réputé pour être très transparent à propos de ses projets nucléaires.

Depuis des années, le nombre de centrales nouvelles connectées au réseau est faible, de sorte que l’âge moyen des unités nucléaires en service augmente régulièrement. Il est aujourd’hui de 27 ans. Sur les 429 réacteurs en service dans le monde, 20 ont dépassé le seuil de 40 ans de fonctionnement, et ce chiffre augmentera bien sûr dans les prochaines années. D’après les calculs de Schneider et Froggatt, si l’on fixait à 40 ans la limite de durée de fonctionnement dans le monde entier, il faudrait que 67 nouveaux réacteurs soient raccordés au réseau d’ici 2020 pour maintenir la part du nucléaire à son niveau actuel.

Les auteurs jugent ce scénario peu plausible, « étant donné les contraintes de fabrication des composants clés des réacteurs, la situation financière difficile des principaux constructeurs mondiaux, la crise économique générale et l’hostilité des opinions publiques ». Conséquence : le nombre de réacteurs en exploitation va diminuer dans les années qui viennent, sauf si l’on prolonge systématiquement la vie des centrales au-delà de 40 ans. Mais ce deuxième scénario se heurterait aux exigences de sécurité post-Fukushima.

Le cas de la France, pays où la proportion d’électricité nucléaire est la plus élevée, illustre bien les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur l’industrie de l’atome. D’ici 2022, sur nos 58 réacteurs en service, 22 atteindront le seuil de 40 ans. La Cour des comptes a calculé qu’il faudrait 11 EPR pour les remplacer, si l’on veut maintenir la part du nucléaire au niveau actuel. Etant donné la faible probabilité de cette option, il ne reste que deux possibilités : prolonger la durée des réacteurs au-delà de 40 ans, ou réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique.

• L’essor des énergies renouvelables

En France et plus encore dans d’autres pays, le ralentissement du nucléaire s’accompagne d’une montée en puissance des énergies renouvelables, de plus en plus compétitives. La puissance éolienne sur la planète a augmenté de 41 gigawatts (GW) en 2011, ce qui représente plus d’un huitième de la puissance nucléaire en service.

Le cas de la Chine est frappant : en cinq ans, la puissance éolienne y a été multipliée par 50, pour atteindre 63 GW, soit l’équivalent de toute la puissance nucléaire française ; les centrales nucléaires chinoises produisaient dix fois plus d’électricité que le vent il y a cinq ans ; aujourd’hui, l’écart est inférieur à 30 %. Autrement dit, même si la Chine construit des centrales nucléaires, elle développe encore plus rapidement ses énergies renouvelables.

Dans l’Union européenne, la capacité nucléaire a baissé de 14 GW depuis 2000, tandis que 142 GW de nouvelles sources d’énergies renouvelables ont été mises en place. La production d’électricité par les énergies renouvelables en Allemagne équivaut aujourd’hui à 29 % de la production d’électricité nucléaire française. Or, cette dernière représente presque la moitié de l’électricité nucléaire dans toute l’Union européenne.

• Un coût de moins en moins compétitif

En France, depuis des décennies, le nucléaire est défendu économiquement comme étant de loin la source d’électricité la moins chère. Mais cette affirmation est de moins en moins exacte dans notre pays, et l’est encore moins si l’on sort de l’Hexagone.

Le « croisement historique » entre nucléaire et solaire est atteint

Du point de vue du coût, les énergies renouvelables se rapprochent progressivement de la « parité réseau » (« grid parity »), autrement dit du moment où le prix à l’unité équivaut à celui auquel les consommateurs paient leur électricité.

Cette parité réseau a déjà été atteinte en Allemagne, au Danemark, en Italie, en Espagne et dans certaines régions d’Australie. Selon une étude citée par Schneider et Froggatt, le coût de l’électricité d’origine photovoltaïque, dans des régions de fort ensoleillement, va passer dans la prochaine décennie de 0,16 € à 0,06 € par kilowatt-heure.

En Allemagne, l’électricité photovoltaïque représentait 1 % de la production totale il y a trois ans ; le chiffre est aujourd’hui 4 % et atteindra 7 % en 2016. Cela peut sembler une contribution modeste, mais elle est en augmentation rapide et elle participe à la stabilisation du prix de l’électricité, qui a légèrement baissé en 2012 outre-Rhin.

Selon une estimation récente faite par le groupe Lazard, aux Etats-Unis, l’énergie nucléaire coûterait entre 77 et 114 dollars par mégawatt-heure et serait plus chère que l’énergie éolienne (de 48 à 95 $/MWh). L’électricité photovoltaïque est légèrement plus chère (101 à 149 $/MWh pour les cellules cristallines et 102 à 142 $/MWh pour les couches minces) mais l’écart devrait disparaître dans les trois prochaines années.

En France, selon la Cour des comptes, l’électricité produite par l’EPR de Flamanville devrait coûter entre 7 et 9 centimes d’euro par kilowatt-heure, un prix que l’énergie éolienne pourrait concurrencer dans plusieurs régions d’Europe, et qui est nettement plus élevé que celui de certains projets éoliens aux Etats-Unis.

Globalement, l’ère des énergies renouvelables très coûteuses et du nucléaire bon marché est révolue. De nombreux projets nucléaires dépassent fortement leur budget initial : aux Etats-Unis, le projet de centrale nucléaire à Watts Bar, dans le Tennessee, a vu son coût augmenter de 60 % au cours des cinq dernières années ; en France, l’estimation du coût de l’EPR a été multipliée par 4 en dix ans. Les exigences croissantes de sûreté font augmenter le prix des installations nucléaires. Dans le même temps, la montée en puissance des énergies renouvelables s’accompagne d’une baisse de leurs coûts.

Le « croisement historique » des prix du solaire et du nucléaire, annoncé en 2010 par John Blackburn, de l’université Duke (Caroline du Nord), est devenu une réalité. Le nucléaire n’a pas dit son dernier mot, mais il n’a plus le vent en poupe, et son déclin ne peut que s’accentuer. Compte tenu de la disponibilité croissante du solaire et de l’éolien et de la perception accrue des risques, l’utilisation la plus rationnelle des installations nucléaires existantes pourrait être de servir de variable d’ajustement en attendant son remplacement par des énergies renouvelables.

« Avant le désastre de Fukushima de mars 2011, l’industrie nucléaire avait clairement reconnu qu’elle ne pourrait pas faire face à un autre accident majeur, écrivent Antony Froggatt et Mycle Schneider. Au cours de la dernière décennie, l’industrie a vendu au monde entier, sous le discours de la renaissance nucléaire, ce qui n’était qu’une stratégie de survie. De nombreuses sociétés nucléaires étaient déjà en grande difficulté avant le triple désastre qui a frappé la côte est du Japon en 2011… Il apparaît de plus en plus évident que les systèmes nucléaires ne sont pas compétitifs dans ce monde, que ce soit du point de vue systémique, économique, environnemental ou social. »

Mediapart, le 06 juillet 2012 | Par Michel de Pracontal

Pour lire le rapport dans son intégralité :

http://www.mediapart.fr/files/2012MSC-WorldNuclearReport-EN-LQ.pdf

Voir en ligne : Source de l’article...

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