L’acceptabilité sociale, ou l’art de faire avaler le béton aux citoyens
Bruno Masse
mardi 8 octobre 2013
Qu’est-ce que l’acceptabilité sociale ? Depuis quelques années, cette expression est invoquée autour des grands projets d’infrastructures. Mais ce concept managérial constitue un piège pour les citoyens-nes et l’environnement.
L’acceptabilité sociale a la cote. Cette nouvelle variable s’installe dans le discours et pèse de toute évidence dans le processus de décision. Il tient de se demander, au juste, de quoi il s’agit.
Anatomie d’un concept creux
Pour le secteur privé, et son partenaire gouvernemental, la résistance citoyenne aux projets de développement industriel est perçue comme un problème. C’est qu’on assiste souvent à des manifestations, à toutes sortes d’actions spectaculaires et médiatisées, à des conférences de presse et, parfois, comme dans le cas des gaz de schiste, à la menace d’actions directes. Cette dernière crée de l’incertitude chez les investisseurs - particulièrement dangereuse lorsque le projet est déjà risqué.
Le Conseil du patronat en environnement reconnaît cela dans son Guide de bonnes pratiques afin de favoriser l’acceptabilité sociale des projets que : « la dichotomie entre la croissance nécessaire [sic] et le développement contesté se manifeste de plus en plus ».
Dans un véritable chef-d’oeuvre de dissonance cognitive, le Conseil estime que « l’acceptabilité sociale émerge maintenant en tant qu’enjeu majeur du XXIe siècle car les promoteurs de projets, comme les gouvernements d’ailleurs, reconnaissent les répercussions qu’un problème d’acceptabilité sociale peut engendrer pour leur réputation, pour le succès des projets et le développement économique ».
LesAffaires.com renchérit en reconnaissant que « l’actualité nous fait prendre conscience que récemment, plusieurs grands projets ont fait les frais d’une forte mobilisation citoyenne ».
Formellement, il existe une pléthore de définitions de ce concept managérial. Je vous avertis, elles sont vagues, et selon moi trompeuses, mais j’arriverai à cela plus loin.
Au Québec, la plus populaire est celle de Caron-Malenfant et Thierry Conraud, dans leur Guide pratique de l’acceptabilité sociale : pistes de réflexion et d’action : « Le résultat d’un processus par lequel les parties concernées construisent ensemble les conditions minimales à mettre en place, pour qu’un projet, programme ou politique s’intègre de façon harmonieuse, et à un moment donné, dans son milieu naturel et humain ».
Fortin, Devanne et LeFloch affirment qu’il s’agit plutôt d’une « interprétation globalement positive d’un projet qui est partagée et affirmée par un ensemble d’acteurs et qui résulte d’une mise en perspective du projet et de ses impacts par rapport aux attendus et idéaux portés en matière de développement et d’aménagement durables du territoire concerné ».
Le géographe finlandais Wolsink a creusé profondément la question dans de nombreux ouvrages. Il pousse plus loin en spécifiant trois types d’acceptabilité sociale :
-1 L’acceptabilité sociopolitique (quelles sont les conditions favorables ?)
-2 L’acceptabilité communautaire (comment intégrer le projet au sein d’une communauté ?)
-3 L’acceptabilité du marché (le marché est-il favorable sur le plan des investissements et de la demande ?)
Dans tous les cas, il s’agit d’implanter un projet d’exploitation de ressources naturelles dans une communauté, et de qualifier sa faisabilité en considérant la réaction de la communauté. Le terme « implantation » est clef, parce que l’objectif est vraiment de tester la résistance et d’obtenir une réaction positive. Le cas contraire, on pourra saborder le navire à temps pour minimiser les pertes.
"Les problèmes techniques n’existent pas. Le problème, c’est les gens".
Confusion en pratique
Contrairement aux principes des droits humains qui définissent très clairement les conditions de l’autodétermination d’une communauté (par exemple, la notion de consentement, libre et éclairé), l’acceptabilité sociale est un concept plutôt malléable.
Elle désigne simultanément deux choses radicalement différentes : d’une part, la perception du (non) consentement de la population (locale) sur un projet d’exploitation de ressources naturelles, et d’autre part, une démarche de relation publique visant à « manufacturer le consentement » et alimenter les divisions dans la communauté afin de désarmer l’opposition.
Tout n’est pas noir ou blanc. L’acceptabilité sociale peut servir à une communauté si son absence fait renverser la vapeur sur un projet néfaste. Mais la perméabilité du concept, et la façon arbitraire dont les médias, les élus et les corporations se le rapproprient, constituent un danger réel pour la démocratie.
Pour une grande corporation, c’est une recette alléchante. Admettons le risque de voir un projet avorté, est-ce que ce coût dépasse celui d’une campagne de relations publiques pour désarmer cette opposition ? Si oui, alors il serait rentable d’investir dans l’acceptabilité sociale.
Le processus, dans sa forme la plus accomplie, doit être planifié à l’avance et s’échelonner à long terme, voire sur plusieurs années. Une vaste campagne de communication s’amorce alors, avec du matériel publicitaire, des présentations publiques, l’embauche de lobbyistes, etc. La prémisse méprisante des compagnies privées est que l’opposition des citoyens-nes est largement dûe à un manque d’information, puisque ceux et celles-là ne seraient pas qualifiés pour se prononcer sérieusement sur quoi que ce soit. La compagnie leur offre donc son information et croise les doigts.
Il s’agit d’un perfectionnement du modèle de consultation publique non démocratique déjà entamé lors d’évaluations environnementales et d’audiences du BAPE. Dans cet exercice qui consume le temps et l’énergie, les citoyens-nes n’ont aucun pouvoir. C’est essentiellement un acte de foi dans une institution verticale qui a le dernier mot et n’est aucunement contrainte, ni de représenter la volonté la population, ni de veiller à l’intégrité de l’environnement naturel.
Psychologiquement, c’est efficace. La communauté visée par l’opération de charme a l’illusion d’avoir participé à un processus de prise de décision - alors qu’elle n’a jamais eu de pouvoir effectif, par exemple de vote. Ce n’est pas un processus décisionnel, mais bien un spectacle où on joue sur la compassion, l’empathie. On a donné le micro au citoyen-ne, et on a fait semblant de l’écouter. Pour plusieurs, c’est suffisant pour aller se rasseoir, et le conflit s’en trouve désamorcé.
Les débats et périodes de questions, quant à eux, sont contrôlés. Qui organise la consultation décide l’ordre du jour et des questions. Par exemple : comment va-t-on réaliser tel projet ? Mais jamais pourquoi. La table est déjà mise. On exclut tout ce qui est « hors propos ». Et on ne remet jamais en question le développement et la croissance soutenue.
Au bout du processus, la compagnie peut décider par elle-même, par on ne sait quelle science, si le projet a atteint ou non l’acceptabilité sociale. La vérité, c’est que l’acceptabilité sociale, s’il y a telle chose et même si on la réduit à sa plus simple expression, n’est jamais clairement évaluée dans la façon dont on l’invoque. Elle ne se mesure pas, elle est « intangible ».
Mais cela n’empêche pas les ministres, ou les présidents de compagnie, de l’employer comme argument à leur guise. Par exemple, la compagnie minière Osisko s’est félicitée en proclamant avoir évalué elle-même un taux d’acceptabilité de 80% dans la municipalité de Malartic pour son désastreux projet de mine d’or. Pas de problème !
On peut donc tenter une définition rigoureuse à l’acceptabilité sociale. Dans sa forme employée par le secteur privé, c’est un indice de sécurité pour assurer les investissements dans un projet d’exploitation de ressources naturelles. L’opération de séduction déployée dans une communauté qui n’a rien à décider et ne peut avoir aucun impact significatif, ni sur le choix du projet, ni sur son déroulement, ni sur sa finalité.
Une séduction qui, précisons-le, ne s’adresse qu’à des humains-es. Si moins de gens habitent le territoire, la question ne se pose pas : on va de l’avant, comme à l’Île d’Anticosti. Et quoi, les chevreuils auraient un mot à dire ? Oubliez la planification territoriale, l’écologie et la science. Oubliez les droits humains, les conséquences pour les générations futures. Il y a de l’argent à faire. Ça, c’est sérieux.
La peur des corporations
Dans une démocratie représentative où les citoyens-nes n’ont à peu près aucun pouvoir, le gouvernement abdique largement son rôle de protection du territoire pour être partenaire actif de l’entreprise privée qui a, quant à elle, une mission d’accumulation de richesse de façon hiérarchique et inégale.
Et c’est précisément parce qu’il n’y a pas de réelle démocratie au Québec que des exercices malhonnêtes comme l’acceptabilité sociale peuvent sembler si positifs, tant pour le mouvement vert que pour les citoyens-nes du Québec. On nous dit qu’on nous écoute vraiment, et ce sentiment-là est relativement nouveau.
Mais si on nous tend l’oreille, c’est précisément parce que cet exercice constitue un désarmement, une abdication, la légitimation d’un système qui détruit l’environnement et fragilise les communautés.
Et c’est probablement ça le plus triste : que même en se faisant avoir de la sorte, on a l’impression d’être plus proche de la démocratie que dans l’expérience stérile du vote qu’on fait présentement, peu importe le palier. Dans notre « démocratie représentative », une fois au pouvoir le parti élu a carte blanche pour faire absolument n’importe quoi, et nous n’avons finalement pas de pouvoir effectif, autre que celui que l’on prend : dans la rue, en résistant, en protestant, en érigeant des barricades et en s’organisant de façon horizontale.
L’exercice sordide aura au moins révélé quelque chose de positif : les grandes, les puissantes et prétendues invincibles corporations ont peur de quelque chose.
Et cette chose, c’est notre autonomie.
Source : Huffington Post Québec
Dessins : Stop Gaz de schiste
Lire aussi : Quand Vinci s’interroge sur "l’acceptabilité"
Alain KALT (retranscription)
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