Environnement Lançonnais

Europe, gaz de schiste, nucléaire... entretien avec Gérard Mestrallet, PDG EDF SUEZ.

lundi 30 avril 2012 par Alain KALT (retranscription)

L’équation énergétique européenne est marquée par trois contraintes : sécurité d’appro- visionnement, lutte contre le réchauffement climatique et compétitivité. Mais elle se complique avec les choix allemands sur le nucléaire, l’arrivée des gaz de schiste, l’avènement des énergies renouvelables, la montée en puissance des grands émergents. Quelles conséquences pour l’Europe, et pour les poids lourds du secteur ?

Questions à Gérard Mestrallet (PDG GDF Suez)

On accuse parfois l’Union européenne de manquer de politique énergétique. On ajoute souvent qu’avec des géants énergétiques comme GDF suez, ce n’est pas facile de fixer une politique car ces grands groupes mondiaux ont leur propre politique.

Gérard Mestrallet : Pas du tout, mieux vaut avoir des groupes puissants pour mener une politique européenne. Ce n’est pas du tout contradictoire. La politique énergétique ne se fait pas contre les entreprises énergétiques. Les pays sans grande entreprise énergétique ne peuvent pas avoir une politique forte. Cela étant, s’agissant de la politique européenne, je ne la trouve pas tout à fait appropriée. Toute politique énergétique est un triangle avec trois côtés : sécurité d’approvisionnement, lutte contre le réchauffement climatique et compétitivité. Bruxelles a beaucoup privilégié la défense de l’environnement au détriment de la sécurité (un peu) et de la compétitivité (beaucoup). C’est bien d’être le leader mondial en matière de renouvelable, mais à condition d’entraîner les autres. A ce jour, l’Europe est toute seule, dans une sorte de leadership sans influence. Or l’Europe est en compétition économique avec le reste du monde. Il lui faut une énergie compétitive, alors que les énergies renouvelables ont besoin de subventions. Et c’est le responsable d’un groupe mondial qui s’est énormément investi dans le renouvelable qui vous le dit. Nous sommes un des leaders mondiaux de l’hydro et leader de l’éolien en France, en Italie et en Belgique. Dans le groupe, nous avons fondé une partie de notre croissance sur le renouvelable, mais une partie seulement. Le triangle de GDF SUEZ est plus équilibré que le triangle européen.

Vous décrivez bien une certaine confusion de l’Union européenne sur son avenir et ses besoins énergétiques, mais une chose est sûre, c’est que vous sortirez gagnant de cette période de flou, tout simplement parce que pour garantir à la fois la stabilité et la flexibilité de la production d’électricité, le gaz s’imposera sans doute comme l’un des éléments décisifs de la solution.

Gérard Mestrallet : Effectivement, je crois que le gaz naturel va prendre une part croissante dans le mix énergétique mondial au cours des trente prochaines années. D’ailleurs, selon les différents scénarios de l’AIE, la proportion du gaz dans le mix est la même en 2030, quelle que soit l’hypothèse quant à la proportion de renouvelables. C’est la preuve que le gaz est en train de prendre une place prépondérante. GDF SUEZ, qui maîtrise l’ensemble de la chaîne gazière, de la production à la distribution, est particulièrement bien positionné pour répondre à cette demande accrue.

Le seul problème de taille, c’est que l’Europe doit importer son gaz. Sortir de la crise en accroissant la dépendance, n’est-ce pas une victoire à la Pyrrhus ?

Gérard Mestrallet : Il est exact que l’Europe va produire de moins en moins de gaz conventionnel, hors gaz de schiste. Elle va donc en importer de plus en plus. Ce n’est pas un drame. C’est déjà le cas pour le pétrole, et presque depuis toujours. Ne confondons pas sécurité d’approvisionnement et indépendance énergétique. Ce sont deux notions distinctes. Le nucléaire, par exemple, nous rend dépendant à 100 % puisque nous n’avons pas d’uranium. La sécurité est garantie par une grande diversité de pays fournisseurs d’uranium et par la signature de contrats de long terme. La France importe également la quasi-totalité de ses besoins en gaz et sa sécurité d’approvisionnement a toujours été garantie. Regardez la Chine. Dans son douzième plan, elle a fait le choix du développement du gaz naturel. Sauf si ont lieu des découvertes de gisements importants de gaz de schiste, elle ne pourra en produire qu’une moitié et en importera donc beaucoup. Les Chinois vont devenir les plus gros consommateurs du monde, mais aussi les plus gros importateurs. Ils sont pourtant très attachés à leur indépendance. Leur sécurité viendra de la possibilité de se faire livrer du gaz naturel liquéfié en provenance de n’importe quel pays du monde. Le GNL est un facteur de sécurité décisif, alors que la livraison par gazoduc d’un point A vers un point B induit évidemment une dépendance du pays consommateur B envers le pays fournisseur A.

En Europe, le point « A », c’est souvent la Russie.

Gérard Mestrallet : Si nous prenons notre portefeuille d’approvisionnement à long terme en Europe, la Russie représente seulement 16 % de nos achats de gaz, la Norvège 24 %, l’Algérie 14%. Sans oublier les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Egypte, le Nigeria, ou le Yémen. C’est un portefeuille très varié et donc très sûr. Autre exemple, le Chili, qui importait tout son gaz d’Argentine. Le jour où l’Argentine a décidé de le garder pour elle, nous leur avons proposé de construire un terminal méthanier sur le Pacifique et de leur faire ainsi regagner une plus grande sécurité énergétique.

GDF Suez est très proche de la Russie. Cette proximité ne présente-t-elle pas des dangers ?

Gérard Mestrallet : Depuis 35 ans, nous avons d’excellentes relations avec la Russie. C’est un bon partenaire. La Russie a besoin de vendre son gaz. Elle a besoin de l’Europe. Elle s’est révélée un fournisseur fiable. La seule année d’interruption a correspondu au conflit avec l’Ukraine. C’est l’Ukraine que la Russie souhaitait priver de gaz, pas l’Europe. Gazprom a d’ailleurs enregistré à cette occasion un manque à gagner considérable. Nous sommes désormais partenaire du gazoduc Nord Stream, qui relie la Russie et l’Allemagne et renforce encore la sécurité énergétique de l’Europe. Le second tuyau de ce gazoduc sera opérationnel à l’automne 2012.

Pour des raisons évidentes, votre partenaire russe est très hostile au développement du gaz de schiste en Europe. Avez-vous sur ce sujet une opinion indépendante ?

Gérard Mestrallet : La Russie rêvait d’exporter beaucoup de gaz vers les Etats-Unis. Or avec le gaz de schiste, les Américains n’ont plus besoin d’importer. C’est une très grosse déception pour la Russie. Elle serait catastrophée si l’Europe faisait la même chose. Personne ne connaît exactement le potentiel du gaz de schiste sur notre continent. Il serait théoriquement considérable en France – selon certains, le potentiel équivaut à dix fois le gisement de Lacq – et en Pologne. Tant qu’on n’explorera pas, on n’en saura pas plus. Evitons les réactions émotionnelles et adoptons une démarche scientifique. Y a-t-il ou non du gaz piégé dans les roches du sous-sol français ? Peut-on l’exploiter dans des conditions écologiquement acceptables ? Si oui, faisons-le sous le contrôle de l’Etat. C’est à l’Etat de décider. Dans un pays qui n’a plus ni pétrole ni charbon et où la consommation de gaz augmente sans cesse, il serait dommage d’écarter, sans l’étudier, la possibilité de réduire notre facture énergétique.

Un rapport de la Cour des Comptes sur le coût du nucléaire a provoqué une controverse sur le véritable prix de revient de l’électricité nucléaire et fait resurgir une nette différence de point de vue entre votre groupe et EDF.

Gérard Mestrallet : La Cour des Comptes a bien montré, surtout, qu’il existe plusieurs méthodes pour calculer le prix de revient, avec une fourchette entre 32 euros et 49 euros par MWh. L’opinion n’a retenu que le haut de la fourchette. Le chiffre de 49 euros ne correspond pas au prix de revient actuel d’EDF. La Cour des Comptes comme la Commission de régulation de l’énergie s’accordent sur un prix de 33 euros par MWh. Un chiffre confirmé par le président de la République lors de sa récente visite à Fessenheim. GDF SUEZ, avec son parc de sept centrales en Belgique, présente un prix de revient de 28 ou 29 euros. En tenant compte du fait que nos centrales belges ont un taux de disponibilité de 90 %, supérieur à celui des centrales françaises, nos calculs aboutissent également à environ 33 euros par MWh. EDF connaît ces chiffres puisqu’il a des participations dans plusieurs de nos centrales, et réciproquement, nous connaissons les siens.

Il faudrait par ailleurs distinguer le prix de revient et le prix de vente. Plus généralement, il ressortait du rapport que la France n’était plus vraiment capable, au vu de ses ressources budgétaires, de s’offrir une renaissance nucléaire, c’est-à-dire d’investir dans de nouvelles centrales. Le déclin nucléaire a-t-il commencé en France ?

Gérard Mestrallet : On voit bien la difficulté de lancer de nouvelles centrales dans notre pays. GDF SUEZ avait proposé par exemple de développer un réacteur EPR puis un Atmea, dans la vallée du Rhône. On attend toujours. Quant à l’allongement de la durée de vie des centrales, c’est une question qu’il faut se poser réellement, même si le moment n’est pas encore venu en France. Rappelons au passage que, dans tous les pays où cet allongement a été envisagé ou décidé, l’Allemagne, la Hollande ou la Belgique, il y avait en contrepartie une compensation versée par l’exploitant nucléaire à l’Etat, et donc à la collectivité. C’est compréhensible car cet investissement est particulièrement rentable. Pour prendre un exemple, sur nos trois centrales les plus anciennes, qui représentent 2000 MW et atteindront l’âge de 40 ans en 2015, un milliard d’euros doit être investi – stress tests compris – pour pouvoir poursuivre leur exploitation. 500 millions par tranche de 1000 MW qui va produire pendant dix, voire vingt ans. Cela représente une source de revenus qu’il est légitime de partager avec la collectivité. Il n’y a qu’en France où l’on entend que pour investir dans l’allongement, il va falloir augmenter les tarifs. Alors que c’est l’inverse : il faut se poser la question du free cash flow que l’allongement va générer.

Ce débat récurrent est obscurci par une incertitude sur le coût réel, dans le futur, du démantèlement des centrales. Personne ne le connaît.

Gérard Mestrallet : Sur ce sujet, des travaux extrêmement précis ont été réalisés. Le niveau des provisions pour démantèlement n’est pas décidé par les exploitants, mais par les autorités de sûreté nucléaire. En outre, une centrale prévue pour durer quarante ans est censée avoir provisionné la totalité du démantèlement avant cette échéance. Si vous allongez de dix ou vingt ans, vous donnez aux exploitants 10 ou 20 ans de plus pour provisionner.

L’Allemagne va arrêter le nucléaire. Comment l’économie allemande, et donc l’économie européenne, va-t-elle pouvoir fonctionner ?

Gérard Mestrallet : C’est une décision souveraine de l’Allemagne. Personne ne peut décider leur mix énergétique à leur place. Mais l’Allemagne aurait pu se concerter, au moins avec les pays voisins. On voit bien qu’il existe une solidarité énergétique de fait entre les différents pays d’Europe. Lorsqu’il y a un grand froid, en France, du fait de la prééminence du chauffage électrique, la consommation électrique atteint des sommets. Alors qu’en Allemagne, les habitudes de chauffage étant différentes, c’est la consommation de gaz qui augmente fortement. Il est fréquent que l’Allemagne, la Belgique ou le Royaume-Uni livrent à la France de l’électricité en cas de grand froid. Mais l’Allemagne a pris sa décision sans nous consulter, sans se préoccuper des conséquences de sa décision sur les flux d’électricité transfrontaliers européens.

Fondamentalement, comment expliquez-vous la décision allemande ?

Gérard Mestrallet : Il règne en Allemagne, comme dans toute l’Europe, l’idée que l’on peut tout faire avec du renouvelable. Et que le nec plus ultra serait un système énergétique reposant exclusivement sur le renouvelable. Or ce n’est pas possible et rien n’indique que cela le sera un jour, en 2030, voire en 2050. Pour une raison technique simple : on ne sait pas stocker l’électricité. Or le solaire et l’éolien étant par essence intermittents, on ne peut fonder sur eux un système énergétique si on ne sait pas stocker l’électricité. Par conséquent, si le nucléaire réduit sa part dans l’énergie européenne, ce qui est inévitable, on ne pourra pas uniquement le remplacer par du renouvelable. Il faudra également installer des centrales à gaz qui apporteront la flexibilité qui manque au renouvelable. Voilà pourquoi je pense que l’Allemagne se trompe un peu. Heureusement, il existe en Allemagne des voix dissidentes, mais assez discrètes, qui disent que cette équation énergétique est impossible, qu’il lui faudra développer le gaz, voire le charbon.

Notons au passage que cela conduirait à une augmentation des émissions de CO2 en Allemagne… Si Berlin poursuit dans cette voie, et en ayant en tête que l’approvisionnement ne repose pas seulement sur la capacité de production, mais aussi sur la qualité et la bonne gestion du réseau, l’Europe risque-t-elle d’entrer dans une période de blackouts plus fréquents ?

Gérard Mestrallet : Il est clair que la nouvelle politique allemande augmente les risques de grande panne. Nous en avons eu un avant-goût en 2009 quand une ligne à haute tension a été volontairement coupée dans le port de Hambourg pour laisser passer un bateau. L’électricité avait été envoyée vers d’autres lignes, elles-mêmes surchargées car les éoliennes du Nord de l’Allemagne fonctionnaient à plein régime. La panne s’est propagée dans le Nord et l’Ouest de la France, qui a dû procéder à des délestages rapides et massifs. Et cette crise est arrivée avant même la fin des centrales nucléaires allemandes. Le risque de panne augmente, c’est indéniable, même si la crise économique, qui a fait baisser la demande en électricité, nous a donné un répit.

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