Environnement Lançonnais

Les perturbateurs endocriniens, cas d’école de la « manufacture du doute »

mardi 5 août 2014 par Alain KALT (retranscription)

Le 01 août 2014 par Romain Loury

Stéphane Horel, journaliste spécialiste des conflits d’intérêt

Depuis le rapport Kortenkamp publié en janvier 2012, le dossier des perturbateurs endocriniens au niveau européen accuse un retard étonnant. Prévue pour décembre 2013, la publication des critères de définition des perturbateurs endocriniens, censés ouvrir la voie à une interdiction de ces substances, se fait toujours attendre.

C’est cette victoire (temporaire ?) du lobby industriel sur laquelle la journaliste indépendante Stéphane Horel, spécialisée dans les conflits d’intérêt dans le domaine de la santé, a enquêté. Elle retrace les étapes de cette bataille d’influence dans un nouveau documentaire, « Endoc(t)rinement », diffusé samedi 9 août à 19h sur France5.

JDLE - Dans votre documentaire, vous évoquez une « manufacture du doute », mise en place par l’industrie afin de contrecarrer les études scientifiques. Dans leur immense majorité, celles-ci sont défavorables aux perturbateurs endocriniens. En quoi consiste cette stratégie ?

Stéphane Horel - Ce sont les stratèges de l’industrie du tabac qui l’ont élaborée dans les années 1950. Des documents désormais publics révèlent que si on arrive à créer le doute dans l’esprit du public, à l’époque sur les liens entre tabac et cancer du poumon, on arriverait à retarder les décisions de plusieurs années. C’est cette même stratégie qui est maintenant utilisée par l’industrie pour retarder la mise en place d’une législation contraignante sur les perturbateurs endocriniens.

En clair, il s’agit de sponsoriser de la matière scientifique qui dit l’inverse : par exemple en posant la question à côté, en manipulant les protocoles. Cela sert à entretenir l’idée auprès du public qu’il existe une controverse scientifique, alors que cette matière scientifique est montée de toutes pièces. Or le principal problème, c’est que nos dirigeants ont rarement un bac + 15 en biologie moléculaire. Entre la science et les décideurs, il faut des intermédiaires, et l’industrie est la première à l’avoir compris.

JDLE - Contrairement à l’idée d’une Commission européenne qui ferait bloc pour défendre les perturbateurs endocriniens, on perçoit au contraire de profondes divergences entre ses diverses directions générales (DG), avec d’un côté celle en charge de l’environnement, de l’autre celle chargée de la santé et des consommateurs (DG Sanco) et celle des entreprises.

Stéphane Horel - Les fonctionnaires de la DG Environnement que j’ai rencontrés sont des gens intègres, qui ne se laissent pas influencer. Mais résister aux lobbies, c’est quelque chose, résister à d’autres DG au sein de la Commission, c’est beaucoup plus compliqué. Et la Commission compte des DG qui sont beaucoup plus importantes. La DG Sanco en fait partie : malgré son nom, elle n’a pas la réputation d’être pour la défense de la santé et des consommateurs. Rappelons qu’elle a sous sa tutelle l’EMEA et l’Efsa [Agence européenne du médicament, Autorité européenne de sécurité des aliments, ndlr], où les conflits d’intérêt sont presque légendaires ! La DG Sanco a aussi sous sa responsabilité la question des pesticides et l’agriculture, des sujets très sensibles.

JDLE - Au sujet de l’Efsa, celle-ci a rendu en mars 2013 un avis où il n’était nullement question de puissance des perturbateurs endocriniens, une notion que l’industrie souhaite imposer. Cette absence était inattendue puisque l’Efsa avait été saisie par la DG Sanco, selon vous afin de court-circuiter la DG environnement. Comment l’expliquer ?

Stéphane Horel - L’Efsa a eu très peu de temps pour travailler. Elle a été saisie le 1er aout 2012, et ce n’est qu’en décembre qu’elle a réussi à constituer un groupe d’experts, pour un avis attendu en mars. Elle n’a donc eu que quatre mois pour rédiger son rapport. Or au moment où l’Efsa s’apprêtait à le sortir, l’OMS et le PNUE [Organisation mondiale de la santé, Programme des Nations unies pour l’environnement] venaient de publier le leur, très alarmant sur les perturbateurs endocriniens. Des mails internes de l’Efsa montrent qu’un certain nombre de points ont été amendés en urgence, c’est pour cela que le rapport n’entérine pas la notion de puissance des perturbateurs endocriniens.

JDLE - Face à la complexité du dossier des perturbateurs endocriniens, celui-ci ne s’est-il pas trop souvent réduit, dans l’esprit du public, à la question du bisphénol A ?

Stéphane Horel - Ce sont les ONG américaines qui ont abordé cette question via les biberons, ce qui était extrêmement habile. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt, et ce à deux niveaux : d’une part, le bisphénol A est présent dans bien d’autres produits, tels que l’électronique, les CD, les pare-brise, les chaises de jardin, etc. D’autre part, le BPA ne constitue qu’une goutte d’eau dans un océan d’une étendue immense. On estime le nombre de perturbateurs endocriniens à environ 850.

Au-delà du BPA, il faut donc vulgariser le sujet des perturbateurs endocriniens. Il n’y a pas de raison que les gens ne comprennent pas ce que signifie ce terme, ils y sont bien parvenus avec les subprimes ! Je voudrais que cela devienne un débat public, car c’est une vraie question de démocratie. C’est un modèle d’utilisation de la science pour diriger.

JDLE - Au vu des retards déjà pris, et alors que l’industrie est parvenue à imposer à la Commission l’idée d’une étude de l’impact économique du retrait des perturbateurs endocriniens, quand le dossier aboutira-t-il enfin, et où en est-on actuellement ?

Stéphane Horel - On ne peut s’attendre à rien avant fin 2015. L’étude d’impact n’a toujours pas été lancée. La Commission s’est mise d’accord sur une feuille de route pour les critères de définition, tandis que la Suède a déposé un recours en carence contre elle, du fait que ces critères n’ont toujours pas été publiés. Et le TAFTA [Accord commercial transatlantique, actuellement en cours de négociation entre l’UE et les Etats-Unis, ndlr] pourrait tout mettre en l’air : il y a une crainte que la Commission puisse désormais se faire attaquer en raison de sa réglementation.

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